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25 Octobre 2020 , Rédigé par Makhlouf BOUAICH

Cliquez sur le lien pour consulter un extrait.

A sa descente de train, Hamid resta de longues minutes, interdit ; le paysage qui s’offrait à ses yeux était nouveau. Il était loin de ressembler à celui que ne cessait de lui restituer sa mémoire pendant toute la durée de son voyage.

Depuis sa décision de quitter Tunis, il n’avait pas cessé de revoir son village, sa région, dans leurs moindres recoins. À présent, ces détails n’existaient plus que dans sa mémoire. Ce qui s’étendait devant ses yeux était étranger à ses souvenirs.

Habitué des trains, durant sa jeunesse, il revoyait surtout cette gare grouillante de monde courant dans tous les sens. Le brouhaha des voyageurs pressés, les cris des collégiens, tout cela créait une ambiance presque de fête.

Hamid revoyait ces interminables embrassades sur les quais, prêtant parfois à rire et, d’autres fois, donnant de l’émotion à pleurer.

Il revoyait les rires, mais aussi les pleurs des femmes venues accompagner leurs fils à la gare. Les fils partaient pour l’exil, là-bas, en France. Les fils prenaient ou reprenaient le chemin des casernes, après une permission toujours trop courte. C’était ces adieux là qui donnaient une émotion forte.

« Fais bien attention à ton argent, mon enfant. En ville, on vole même des poches vides ». Ou encore  « Reviens vite, mon chéri. Ta pauvre maman ne peut pas rester sans te voir toute une semaine ! », disaient certaines mères à leurs fils qui repartaient retrouver l’internant du collège.

Ceux-là faisaient plutôt rire.

Hamid sourit à ces évocations. Dans sa tête, l’image de cette mère pleurant, dont le fils partait s’inscrire au lycée de la ville voisine, lui était revenue si nette qu’il croyait revoir la scène se dérouler devant lui à l’instant même.

En ce temps là, la gare était vivante.

Tout ce que Hamid retrouvait à son accueil, était une gare désertique, morte, hantée par le seul fantôme de ce chef de gare qui, aussitôt le signal de départ donné au train, s’était éclipsé et avait disparu à l’intérieur de la bâtisse devenue lugubre.

Il avait marqué un temps d’arrêt, sur le seuil de la porte, tout juste pour jeter un regard en arrière et dévisager ce voyageur, debout sur le quai, qui devait, sans doute, s’être trompé de destination.

Ou alors, il avait du se demander d’où pouvait bien «  débarquer » cet intrus, avec sa valise en carton, comme aux années cinquante. Comment devait-il, cet oiseau rare, ignorer qu’on ne descendait d’aucun train à Timezrit, ni qu’on n’en prenait depuis longtemps ?

Le chef de gare avait perdu l’habitude de voir des voyageurs. Personne ne se présentait à ses guichets qu’il n’ouvrait plus, pas même par formalité. Il avait oublié ce geste.

Personne, non plus, ne descendait sur ses quais. Tant et si bien que le béton fissuré avait fini par laisser pousser en son sein des herbes hautes de quelques dizaines de centimètres.

Hamid constata que, d’une fenêtre du premier, une femme le dévisageait. Et malgré le regard insistant du  « voyageur », elle tardait à s’écarter de son rideau, « à quitter son poste d’observation », pensait Hamid.

Tout comme ce chef de gare, elle devait certainement éprouver de l’étonnement à voir quelqu’un sur les « quais de son mari », puisqu'elle ne pouvait être que la femme du gardien de ces lieux.

Parfois, il arrivait au chef de gare de se demander si les Chemins de Fer n’allaient pas finir par fermer cette  « halte » et s’éviter le versement d’un salaire à un épouvantail, dont la tâche s’arrêtait à saluer des trains aux arrivées et aux départs.

Pareille idée, quand elle lui effleurait l’esprit, et c’était très souvent que cela lui arrivait, le rendait morose et amer toute la journée.

Maintenant que ses enfants s’étaient habitués à l’école de la cité Iderraqen, distante de quelques deux cents mètres, il ne voudrait pas déménager encore une fois. Toute sa vie avait été une suite de déménagements. Il avait trop longtemps accepté la vie de bohémien, à laquelle on le contaignait, et il jugeait qu’il était temps qu’on le laissât enfin se reposer dans ce « petit coin de paradis », oublié par ceux qui cherchaient toujours à se faire muter ailleurs.

Quand il était employé à la direction, il ne n’avait jamais vu le nom de cette gare inscrit sur une fiche de vœux de ceux qui formulaient des demandes de mutation.

Désormais, il jouissait de cette tranquillité que rien ne venait déranger. Seuls les passages des trains perturbaient encore, pour quelques minutes par jour, ce calme paradisiaque que le chef de gare espérait voir durer jusqu’à sa retraite.

Sa femme par contre, demandait inlassablement à Dieu, à chacune de ses cinq prières quotidiennes, de faire tout son « possible» pour que les Chemins de Fer vinssent à fermer cette bicoque oubliée par le monde extérieur. Dieu pouvait bien, lorsque Madame serait en visite chez ses parents, provoquer un séisme qui démolirait cette vielle bâtisse qu’on s’entêtait encore à prendre pour une gare.

Mais Dieu refusait de l’écouter. Il devait jouir du spectacle gratuit qu’elle Lui donnait quand elle se mettait dans tous ses états.

Depuis que son « buté de mari » avait été installé à ce trou, après de longues et harassantes démarches, où aucune maison ne se trouvait à moins de deux cents mètres, elle vivait dans une grande solitude qui lui donnait le sentiment de vivre dans l’isolement d’une geôle.

Hormis les rares fois où son époux lui permettait de rendre visite à ses parents, elle n’avait aucun contact avec des personnes autres que ce fantôme de mari, aux discussions déprimantes, et de ses enfants, dont les distractions étaient loin de lui apporter une quelconque attirance, même passagère.

Le chef de gare verrouilla la porte de l’intérieur.

Au bruit du loquet tiré, Hamid pensa une quelconque cellule de prison, dans le froid et l’humidité d’un sous-sol.

Il avait connu trop longtemps ce bruit, à Bejaia, Blida et ailleurs, pour pouvoir le distinguer entre mille autres.

Il se mit à compter mentalement les différents passages des gardiens, qui réglaient alors sa vie de détenu : l’appel du matin, l’heure du café (appelé curieusement petit déjeuner), promenade dans une minuscule cour carrée, retour en cellule, heure du déjeuner, encore une fois, retour en cellule, l’heure du dîner, retour en cellule et, enfin, l’appel du soir.

Il entendait donc régulièrement ce bruit neuf fois par jour, auxquelles il fallait ajouter les cas supplémentaires d’exception, comme les jours de visites - dits parloirs - ou pendant les périodes des jugements.

Les jours de visites, il régnait un véritable va-et-vient incessant, entrecoupé par une période de deux heures dites de sieste. C’était pendant ces deux heures que les paniers riches s’exhibaient et fermaient « la gueule » aux paniers pauvres.

Et on vous classait à l’échelle sociale carcérale en fonction de votre panier et du nombre de visites que vous pouviez avoir par jour de « parloir ».

Les uns riaient, racontaient ce qui se serait dit entre eux et leurs visiteurs, les autres faisaient la « sieste »»... sans fermer l’œil. Ils ruminaient leurs regrets de ne pas avoir eu la visite de leurs parents. La tête enfouie sous les couvertures, ils versaient des larmes silencieuses. Ils pleuraient dignement, car toute faiblesse était vite exploitée par ses codétenus.

 

Hamid posa sa valise sur le quai et se mit à regarder tout autour de lui, comme pour s’assurer que cette gare ne ressemblait plus à celle de ses souvenirs.

Derrière lui, le quai où, naguère, on chargeait quotidiennement des tonnes et des tonnes de minerai de fer, semblait désolé et triste. Il ne restait que ces murs de pierre, tout couverts de cette rouille que le temps avait fini par faire adhérer à la construction centenaire, pour rappeler un temps d'une intense activité commerciale. Un temps où le produit des gisements partaient, quotidiennement, par bateaux entiers, vers la France ou l'Italie.

Les gros câbles qui reliaient ce quai de chargement au treuil de la mine, située tout là-haut sur la montagne, permettant le transport du minerai, par wagons aériens, étaient toujours là. Les hauts pylônes qui supportaient ces câbles étaient aussi là, immuables, mais désormais sans vie.

La mine, elle-même, juchée sur le flanc de la montagne de Timezrit, avec son histoire de luttes ouvrières et sa fameuse grève de neuf mois, avec ses luttes claniques qui avaient régi toute son existence, les magouilles aux enjeux colossaux qui avaient permis aux uns de se construire des fortunes. Toute cette mine était oubliée.

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